Dans
ma biographie de Fernand Loriot, je fais rapidement référence dans une note à un extrait
des Mémoires de Marcel Ollivier (qui avait participé au IIe congrès
de l'Internationale communiste, en 1920). Marcel Ollivier, de son vrai nom Aron Goldenberg, donna à ce texte les titres successifs Un bolchevik dangereux puis La Chimère. Comme ce passage est (à ma
connaissance) inédit, je le donne ici à titre de document :
« Il y avait
d'autres Français arrivés pendant le congrès, et dont il me faut
parler maintenant. C'était, outre Madeleine Marx, la fille de
l'écrivain et critique d'art Henry Marx, qui épousa plus tard
l'avocat Maurice Paz, et l'anarchiste Colomer, les syndicalistes
Vergeat et Lepetit. Ils se trouvaient là en mission d'information
pour le compte de leurs organisations respectives. J'eus l'occasion
de les rencontrer à plusieurs reprises et de m'entretenir avec eux,
ce qui me permet de rétablir ce que je crois être la vérité au
sujet des rumeurs qu'a fait courir leur mort tragique. Certains ont
prétendu en effet qu'ils avaient été supprimés au cours de leur
voyage de retour parce qu'ils s'apprêtaient à dénoncer le nouveau
régime. Je me dois d'opposer à cette allégation un démenti
formel.
De convictions très
fermes, mais d'esprit pondéré, Vergeat et Lepetit étaient de ces
militants ouvriers lucides et courageux, dont des hommes comme
Dumoulin, Merrheim, Monatte et Rosmer offraient de parfaits modèles.
Si leur visite en Russie, les enquêtes auxquelles ils se livrèrent,
les avaient amenés à une attitude d'hostilité à l'égard du
régime tel qu'il fonctionnait alors - et Dieu sait s'il offrait
matière à critiques ! - ils l'eussent manifesté d'une manière ou
d'une autre. Or, s'il est exact qu'en tant que syndicalistes ils
faisaient des réserves sur le rôle que dans ce régime l'Etat
attribuait aux syndicats en tant qu'organes du pouvoir, donc
subordonnés à ce dernier, ils n'en considéraient pas moins avec
sympathie les efforts réalisés par les bolcheviks pour inscrire
dans les faits l'idéal socialiste. Qu'ils fussent d'accord avec les
méthodes adoptées par ces derniers, on peut en douter, mais ce que
je puis affirmer, c'est que jamais, au cours des entretiens que j'eus
avec eux, ils ne se montrèrent hostiles au régime. Au contraire.
Sur ce point, je fais appel au témoignage de Rosmer, dont on sait
trop l'honnêteté pour que l'on puisse le mettre en doute. Plus
proche d'eux que je ne l'étais moi-même, il put recueillir leurs
impressions pour ainsi dire au jour le jour, et son témoignage
concorde avec le mien : c'est en amis et non en ennemis que Vergeat
et Lepetit entreprirent le voyage qui devait les ramener en France.
(Témoignage confirmé par les lettres qu'ils envoyèrent en France
au cours de leur séjour en Russie et par celui de Pierre Pascal qui
les accompagna jusqu'au moment de leur départ.)
Il est donc stupide de
prétendre que les dirigeants soviétiques avaient des raisons
quelconques de les supprimer. A ces dirigeants, j'ai moi-même trop
de reproches à faire pour ne pas m'inscrire en faux contre une
accusation que rien, absolument rien, ne justifie.
Qu'on ne dise pas : ces
réserves que faisaient Vergeat et Lepetit n'étaient-elles pas un
motif suffisant pour amener les bolcheviks à les supprimer ? Elles
pouvaient éloigner bien des sympathisants et confirmer les opposants
dans leur attitude d'hostilité. Or, les bolcheviks ont fait la
preuve que rien ne les arrête quand il s'agit d'éliminer, non
seulement un adversaire, mais un ami douteux.
A cela je répondrai :
les bolcheviks, à cette époque, savaient parfaitement faire la
distinction entre un adversaire déterminé et un sympathisant en
désaccord avec eux sur certains points.
S'ils n'avaient aucun
scrupule à se débarrasser du premier, ils respectaient et
ménageaient ce dernier, qu'ils s'efforçaient de convaincre. Surtout
s'agissant de syndicalistes étrangers comme Vergeat, Lepetit et
d'autres, sur lesquels, à tort ou à raison, ils fondaient les plus
grands espoirs. Ne disaient-ils pas que, sujets à l'erreur comme
tout le monde, ils admettaient qu'on le critiquât ? Un jour
viendrait, bien sûr, où ils changeraient d'avis et verraient dans
la moindre réserve, la plus petite réticence, une trahison qu'il
convenait de châtier comme telle, sans attendre au besoin qu'elle se
manifestât. A l'époque dont je parle, on n'en était pas là.
D'autant qu'au cours de
ce voyage d'où ils ne revinrent jamais, Vergeat et Lepetit avaient
pour compagnon un communiste cent pour cent : Raymond Lefebvre,
partisan convaincu du régime bolchevik, il militait depuis des
années dans les rangs de l'extrême-gauche, dont il était, avec son
ami Paul Vaillant-Couturier, l'un des orateurs les plus écoutés.
Son séjour en Russie n'avait diminué en rien son enthousiasme.
Certes, il voyait comme
nous les défauts du régime, mais comme nous, il les imputait aux
circonstances dans lesquelles ce régime avait pris naissance et
pensait qu'avec le temps ils disparaîtraient. Jusqu'où serait-il
allé s'il avait vécu plus longtemps ? Aurait-il suivi Monatte,
Louzon et autres minoritaires de la C.G.T. avec lesquels il avait
milité pendant la guerre, dans leur rupture avec le P.C., ou
serait-il devenu comme son ami Paul Vaillant-Couturier, un stalinien
cent pour cent ? Ce qui est certain, c'est qu'au cours de cet automne
1920 où je le vis pour la dernière fois, il s'apprêtait à rentrer
en France pour participer à la campagne en vue de l'adhésion du
parti socialiste à l'Internationale nouvelle. Son intelligence, sa
culture et ses dons d'orateur, que déparait à peine un soupçon de
vanité (il aimait s'entendre parler et paraissait très fier de
l'ampleur de sa voix) en faisaient pour les bolcheviks un allié
précieux. Même dans l'hypothèse où Vergeat et Lepetit eussent été
des adversaires dont on aurait voulu se débarrasser, penser qu'on
l'aurait sacrifié, lui aussi, par dessus le marché pour ainsi dire,
parce qu'il se trouvait avec eux, est le comble de l'absurde.
La vérité, la voici :
pressés de rentrer en France après un séjour en Russie qui se
prolongeait trop à leur gré, Vergeat, Lepetit et Lefebvre avaient
décidé, toute autre voie paraissant pour le moment impraticable, de
partir par la Norvège. De Mourmansk, sur la côte septentrionale, un
bateau devait les amener à Vardoe, petit port de pêche situé à
l'extrême pointe du continent.
Or, on était déjà en
novembre, une saison très avancée pour la région, et à leur
arrivée à Mourmansk une violente tempête sévissait sur l'océan
Glacial Arctique. On leur conseilla d'attendre pour partir que le
beau temps fût revenu, mais en dépit de toute prudence et - qui
sait ? - en profitant peut-être d'une accalmie, ils décidèrent de
s'embarquer. Et ce qui devait arriver arriva : leur bateau, une
véritable coque de noix fut englouti dans la tempête. C'est à
Kharkov, à mon retour de Crimée, que j'appris la nouvelle. Elle me
frappa d'autant plus que j'aurais dû être du voyage, car on m'avait
inscrit pour partir avec eux. Seul mon départ en Crimée, derrière
l'armée lancée contre Wrangel, m'évita le sort qui fut le leur. »
A la demande de la petite -fille de François Mayoux, j'ajoute les éléments suivants :
Extrait des Mémoires
de François Mayoux
"C’est à Saint-Etienne que je
rencontrai Armando Borghi, secrétaire de la C.G.T. italienne. Il y fit un
excellent discours que les communistes présents dans la salle et leurs agents
en France préférèrent ne pas relever. C’est que Borghi, ébloui par ce qu’il
avait vu en Russie en 1920, se déclara d’accord avec la politique syndicale
russe. Mais il ne tarda pas à se ressaisir puisque moins de deux ans après il
était adversaire résolu de l’esclavagisme bolchevik. C’est après avoir entendu
Borghi dire à la tribune du congrès que les Russes l’avaient fait retourner en
Italie par l’Allemagne en lui disant : « Tu es Lepetit », que
j’envisageai comme à peu près établie la responsabilité du gouvernement russe
dans la mort de Lepetit, Vergeat et Lefebvre."
(p 258)
Témoignage de Borghi
"Extraits du compte rendu du 1er congrès de la
CGTU tenu à Saint-Etienne du 25 juin au 1er juillet 1922.
P 302 :
Borghi (…) Je
connais d’autres difficultés pour revenir de Russie. Les camarades Lepetit et
Vergeat n’ont pas pu revenir en Europe. (Applaudissements)
Je connais Lepetit et Vergeat ; je les ai rencontrés à
Moscou, à la veille de mon départ ; je sais qu’il n’y a pas de billet de
sûreté, même en Russie. Je prie les camarades de bien prendre note de ce que je
vais dire. Lorsque je suis parti de Moscou, on m’a dit : « Borghi,
vous allez partir ; avec ces papiers vous pourrez justifier votre faux
nom ; vous vous appelez, pour le territoire de Russie : Lepetit. »
(Applaudissements)
Un délégué :
Il faut le prouver.
Borghi :
S’il faut le prouver, il faut prouver tout ce que vous dites ; pour mon
compte, j’estime que ma parole suffit.
P 306 :
Borghi : (…)
En Russie, il y avait déjà beaucoup de camarades ; il y avait Lepetit,
Vergeat, d’autres français dont je ne me rappelle plus les noms.
Un délégué :
Raymond Lefebvre.
Borghi : Il
y avait des camarades d’Espagne, des camarades d’Allemagne, d’Amérique.
Oui, il y avait Raymond Lefebvre, mais je parle surtout des
syndicalistes ; Raymond Lefebvre était communiste.
J’ai parlé avec eux.
(…) Raymond Lefebvre était très enthousiaste, quand il parlait
de la Révolution russe.
Mais Vergeat et Lepetit n’étaient pas dans le même état
d’esprit. Quand je les ai vus, ils revenaient d’Ukraine ; ils avaient
assisté au mouvement même de Makhno.
Je vous assure que Lepetit et Vergeat n’étaient pas dans le
même état d’esprit et qu’ils disaient que, revenus en France, ils ne pourraient
pas cacher la vérité.
Nous dirons tout : nous dirons qu’ici on ne peut pas
prendre d’échantillon d’idées pour les appliquer en France. Nous dirons qu’ici
le mouvement est arrêté par le gouvernement, parce que les camarades qui
veulent tenter l’expérience du syndicalisme, les camarades qui veulent commencer à démêler
l’armature de guerre, ces camarades sont considérés comme des contre-révolutionnaires."
Notes de lecture de
François Mayoux à propos du livre d’Alfred Rosmer Moscou sous Lénine (datées de 1962 et publiées en annexe des
Mémoires, p 322)
"La mort de Lepetit. Rosmer écrit (page 132) : « Le congrès était déjà commencé quand
arrivèrent trois Français, connus chacun pour son sérieux et sa valeur.
Journaliste et écrivain de talent Raymond Lefebvre était acquis au communisme.
Vergeat, ouvrier mécanicien, était syndicaliste ; Lepetit, du syndicat des
Terrassiers était anarchiste : le choix avait été excellent et cette
délégation, petite par le nombre, était bien représentative des tendances
présentes du mouvement ouvrier français. Raymond Lefebvre était le plus
enthousiaste … Vergeat, par tempérament et du fait qu’il restait hors du parti
était le plus réservé … Des trois, Lepetit était naturellement le plus critique
… »
« Ils étaient
tous trois impatients de rentrer en France pour y reprendre leur activité de
militants. A cette époque le chemin du retour était via Mourmansk, d’où les
bateaux se dirigeaient vers les ports de l’Occident. Quand ils arrivèrent à
Mourmansk, une tempête sévissait, la mer était démontée. Cependant un bateau
partait, ils s’embarquèrent. Depuis on était sans nouvelles, et ce qui causait
les plus vives inquiétudes c’est que des délégués partis de Mourmansk après eux
étaient arrivés à Paris … Il fallut se résigner à leur disparition. »
Et voilà !
Chose curieuse, nous avons trouvé la même présentation des
faits dans Mémoires d’un révolutionnaire,
de Victor Serge. C’était la thèse officielle. Elle m’est suspecte.
J’ignore par où sont repartis Cachin et Frossard qui, à la
même époque, revinrent sains et saufs de Moscou. Frossard assistait au congrès
de la CGT à Orléans (1920) où il faisait les affaires des Soviets avec un
enthousiasme de chien battu.
Mais je sais deux autres cas où Mourmansk ne joua aucun
rôle au grand bénéfice des intéressés.
1 – Mauricius.
Militant anarchiste, il fonda Ce qu’il
faut dire… avec Sébastien Faure, pendant la guerre 14-18. Il fut si suspect
aux Russes qu’ils l’emprisonnèrent. Lepetit, par ses démarches, le fit libérer.
Et, sorti de prison, il revint en France, après un voyage mouvementé surtout
hors de Russie. Il a conté cela dans un livre que j’ai lu. Il doit d’ailleurs
être encore en vie.
2 – Armando Borghi.
En 1920, Borghi, militant syndicaliste italien connu, qui avait alors le
physique mais non l’âme domestique d’un Jouhaux, en plus jeune, était cent pour
cent pour les Soviets. Aussi revint-il dans son pays sans aller faire le grand
tour par Mourmansk. En 1922, Borghi combattait la politique liberticide des
Russes. Au congrès de la C.G.T.U. il intervint vigoureusement. Au cours de son
éloquent exposé, il déclara au sujet de Lepetit : « Les Russes m’ont
dit : Borghi, tu seras Lepetit pour le territoire de la Russie ». Et
il revint par l’Allemagne. Ce qui prouve à l’évidence que Lepetit et ses
compagnons de naufrage n’avaient pas besoin de passer par Mourmansk.
Quand le militant italien fit cette sensationnelle
révélation, les agents russes étaient nombreux à Saint-Etienne. Aucun ne pipa
mot. On sait se taire quand il le faut.
Jusqu’à ce moment là, j’étais troublé par la disparition de
Lepetit que j’avais connu pendant plusieurs mois à Clairvaux et dont j’avais
apprécié le caractère. Mais en entendant Borghi, j’ai été persuadé que les
Russes s’étaient assez tortueusement débarrassés d’un gêneur – parce qu’ils
n’ont pas osé le dépouiller de ses notes de voyage, ont dit certains camarades.
Lepetit, que Rosmer étiquette anarchiste, était en réalité
anarcho-syndicaliste. J’ai assez discuté avec lui et les autres détenus pour
être sûr de mon fait sur ce point."
