Quelques éléments sur la 6e section SFIO du département de la Seine, 1909-1916

Version revue et augmentée de l’article paru dans les Cahiers Jaurès n° 225, juillet-septembre 2017 (cette version est issue de ma thèse) :


Ce court texte ne vise pas à faire l’histoire d’une section socialiste au tournant des années 1910, mais à présenter les apports de deux cahiers manuscrits de comptes rendus des réunions de section et des réunions de la Commission exécutive de la sixième section de la Fédération SFIO de la Seine. Le premier cahier couvre la période du 20 novembre 1909 au 9 septembre 1910, le second est plus volumineux et va du 15 juin 1912 jusqu’au 12 septembre 1913.

L’ensemble de documents comporte également un répertoire des adhérents datant de la Première Guerre mondiale, la composition de la commission exécutive en 1914 puis en 1918 y étant également indiquée1.

Ce répertoire comporte le nom des adhérents, souvent le prénom, l’adresse, la profession et quelques fois d’autres indications (« mobilisé », par exemple). Certains noms sont barrés, ce qui est parfois expliqué par une mention « décédé », ou « passé à » une autre section à la suite d’un déménagement – on trouve aussi certaines mentions « démission », qui ne comportent malheureusement pas ses motifs. On trouve au total 293 noms (ce qui ne signifie pas pour autant qu’il y ait eu 293 adhérents à un moment donné, en raison du turn-over), parmi lesquels 42 femmes. Si cette proportion de 14 % est faible dans l’absolu, elle est néanmoins très élevée pour l’époque. La profession des adhérents est indiquée dans 147 cas. Parmi ces socialistes qui habitent le sixième arrondissement de Paris, la sociologie est nettement populaire : 59 employés (dont 31 des PTT2), 9 tailleurs, 7 typographes, 3 serruriers, 3 électriciens, 3 cordonniers, 3 comptables, 3 doreurs, 2 cheminots, 2 plombiers, 2 couturières, 2 chauffeurs, 2 ciseleurs, 2 mécaniciens. On compte également 7 étudiants, 4 architectes, 3 marchands, 3 professeurs, 2 avocats, et enfin 26 professions très variées qui n’ont qu’une seule occurrence3. Cet aperçu doit évidemment être lu avec réserve, puisque la moitié des situations professionnelles nous sont inconnues.


Les réunions de cette section se déroulaient à « La Lutèce sociale », coopérative fondée dans les années 1890 et située 16, rue Grégoire-de-Tours (qui était également utilisée pour des réunions anarchistes, de syndicats de locataires, des étudiants socialistes, etc.). Il n’y avait pas de périodicité arrêtée, la moyenne étant de 2 ou 3 réunions plénières par mois et environ une Commission exécutive par semaine.

Les cahiers résumant le contenu des réunions sont de plusieurs écritures, les différents secrétaires de séance écrivant de façon plus ou moins facilement lisible. L’admission des nouveaux adhérents devant être validée par une réunion plénière de la section, cela permet d’en préciser les dates : ainsi la jeune Jeanne Halbwachs, future Jeanne Alexandre, est admise le 19 octobre 1912 ; peu après c’est Paul Delesalle, figure historique de la CGT syndicaliste révolutionnaire, devenu libraire, qui est admis le 2 novembre – ce dernier est d’ailleurs rapidement intégré au sein de la Commission exécutive de la section, élue le 4 janvier 19134. On trouve également parmi les adhérents deux figures de la Ligue des droits de l’Homme, Victor Basch et Mathias Morhardt, sans que leur date d’adhésion ne soit précisée.


Les réunions dont nous avons les comptes rendus de 1909 à 1913 sont souvent consacrées à la discussion de sujets annoncés à l’avance, avec à chaque fois un rapport introductif préparé par un militant de la section5. Les comptes rendus montrent qu’un solide travail de préparation est effectué par les militants, les exposés étant précis et détaillés. Suit à chaque fois un débat où des opinions très diverses s’expriment ; il faut parfois plusieurs réunions pour épuiser le sujet. On y traite par exemple du statut des fonctionnaires, des rapports entre le syndicalisme et le socialisme, ou encore de « la transformation de la propriété agraire en propriété sociale ». Le 24 août 1912, L. Van Der Sluys présente un exposé sur le livre de Jaurès paru l’année précédente, L’Armée nouvelle, qui contient selon lui « une sorte de socialisme réformiste »6.


Le 15 juin 1912, Bon introduit la discussion sur « Ce que nous ferons le lendemain de la Révolution ». Pour lui, « la Révolution sera toujours un mouvement populaire, c’est-à-dire la manifestation de la force de la Démocratie ». De façon originale, il estime que « la plupart des révolutions ont échoué parce que le lendemain les gens s’ennuyaient ». Il prévient qu’il « faut que la machine sociale continue à fonctionner dans sa partie matérielle, que nous ayons des organisations corporatives qui se chargent de l’alimentation, des transports, du gaz, de l’électricité, etc. » Le sujet revient en discussion le 20 juillet : Thibault regrette d’abord la division des forces révolutionnaires entre Parti socialiste et CGT. Il présente ensuite une conception plutôt blanquiste, en disant qu’on a « parlé, pour faire la révolution, de la grève générale mais elle ne suffira pas : il faudra avoir des armes ». Mais Ferry lui répond que « le fait de prendre les armes ne nous amènerait pas à une action très efficace ». Bon ajoute que « la révolution conspiration pouvait se faire dans le temps parce qu’on avait alors des illusions qu’on n’a plus aujourd’hui », et conclut en disant que « la prochaine révolution ne sera qu’une gigantesque manifestation ». Revenant sur une expérience du passé récent qui avait été citée, Roubes dit que « ce serait une grave erreur de croire que la Commune était un mouvement révolutionnaire ». Aucun exemple du passé ni théorie précise ne semble faire consensus. Le débat s’achève le 3 août : Bassand explique que « les difficultés d’appliquer tout d’abord le communisme permettent de croire que ce sera en premier lieu le collectivisme qui sera établi ». Bon intervient de nouveau, disant que « la révolution éclatera certainement dans une capitale, là où les problèmes prennent une grande acuité, une grande force. […] Si les pays voisins nous laissent faire tout seuls nous serons écrasés […]. Il faudrait être certains que les autres pays marcheront avec nous mais, probablement, le mouvement éclatera quand il sera mûr ici et à côté ». Le 7 septembre, il revient encore sur le sujet, en lien avec les menaces de guerre, expliquant que la révolution pourrait avoir « des causes extérieures : par exemple une guerre avec un pays voisin. On aurait alors à agir sur une population extrêmement nerveuse. S’il y avait guerre entre la France et l’Allemagne, ce qui deviendrait certainement une conflagration européenne, ce serait toute la vie civile arrêtée : il y aurait une période de tension, une période de folie. Mais les insurgés d’alors seraient porteurs d’armes et de cartouches : c’est ce qui empêche de faire la guerre ».


En novembre 1912, un militant de la section, André Bruckère, figure parmi les 127 délégués de la SFIO au congrès extraordinaire de l’Internationale socialiste à Bâle7. Lors de la réunion du 7 décembre, Bruckère est interrogé sur le congrès et en donne un aperçu contrasté et sans illusion : « Le Congrès de Bâle a donné l’impression d’une grande bonne volonté mais aussi d’une grande impuissance. À l’heure actuelle, malgré le Bureau socialiste international si un gouvernement voulait faire la guerre on ne pourrait l’en empêcher. Pourtant la démonstration de Bâle a été l’une des plus belles qu’il a été donné de voir […]. Dans la partie décorative ce fut une admirable impression. Pour la partie résolutive : le Congrès a été très court. Il n’y a pas eu de résolution proprement dite. Qu’est-ce que chaque section nationale est capable de faire. Cela est très difficile à dire. Jusqu’où va notre pouvoir d’empêcher la guerre : il en est sorti la résolution que l’on connaît8. […] Pour qui a assisté au Congrès de Bâle il ressort que l’Internationale socialiste représente une très grosse force ; cependant dans l’état actuel elle ne pourrait pas efficacement s’opposer à la guerre ».


Le recoupement avec d’autres sources fournit quelques rares informations sur la section pendant la Première Guerre mondiale. C’est d’abord le dossier de police sur le député socialiste Jean Bon qui nous donne un compte rendu de la réunion de section du 4 décembre 19159. Bon y lit des extraits d’une brochure diffusée par les zimmerwaldiens10, dans laquelle le socialiste roumain Christian Rakovski – qui était à la Conférence de Zimmerwald – contredit les vues des majoritaires de guerre de la SFIO. Le rapport de police, assez succinct, n’indique pas si Bon commente ces extraits dans un sens ou dans l’autre11.

Par ailleurs, Jean Zyromski, futur leader de la tendance « Bataille socialiste », est admis au sein de la section pendant la guerre, en 1915 ou 191612. Comme c’est souvent le cas, il s’agit en fait du transfert depuis une autre section socialiste. Les archives personnelles de Zyromski apportent une information concernant un incident au sein de la 6e section à l’été 1916. Les militants minoritaires de la section organisent le 26 août une réunion au 16, rue Grégoire-de-Tours, avec la participation prévue de représentants des deux courants s’opposant à la guerre : Albert Bourderon au nom des zimmerwaldiens du Comité pour la reprise des relations internationales, et Ulysse Leriche pour les longuettistes. L’annonce de la réunion étant parue dans Le Bonnet rouge avec une formulation semblant indiquer qu’il s’agissait d’une initiative de la section elle-même, la Commission exécutive rédige une protestation qui paraît dans L’Humanité le 26 août13. Conclusion de cette affaire, Zyromski – partisan de l’Union sacrée – fait voter lors de la réunion de section du 2 septembre une motion qui « estime profondément regrettable les tentatives divisionnistes »14. Ayant été affecté peu après à l’armée d’Orient, et rejoignant après la guerre la 5e section, ses archives ne donnent pas d’autre élément sur les débats internes de la 6e section.


On se gardera d’extrapoler à partir de ces constatations concernant la 6e section socialiste de Paris, surtout sur une base aussi lacunaire dans le temps. Bien évidemment, il s’agissait d’une section du centre de Paris, avec un nombre d’adhérents important, donc de ce point de vue assez peu représentative des sections de la SFIO.

Notons toutefois que ce type de documents permet de ne pas se limiter à la vision des cercles dirigeants de la SFIO. Prêter attention à la façon dont les objectifs socialistes étaient perçus par les militants du parti, aux discussions dans les sections, à leur fonctionnement réel, est de la plus grande importance pour appréhender l’histoire du mouvement. Un recensement de ces comptes rendus et une analyse synthétique de chacun d’entre eux serait appréciable afin d’avoir une meilleure compréhension de la SFIO de cette période. 


1 Ces trois documents se trouvent dans les archives privées de Michel Dixmier, que je remercie pour m’avoir permis de les consulter.

2 Je n’ai pas trouvé d’explication à cette surreprésentation. On peut faire l’hypothèse que les récentes luttes des employés des PTT, soutenues par la CGT mais aussi par la SFIO, avaient permis de créer une dynamique d’adhésion dans ce secteur, au moins dans l’arrondissement, peut-être autour d’un lieu de travail en particulier ? Le Central télégraphique du 103, rue de Grenelle, dans le 7e arrondissement, était tout proche du 6e. Sur la grève des postiers, voir notamment L’Humanité des 6 au 22 mai 1909 ; concernant la 6e section, numéro du 17 mai, p. 4, « Communications socialistes ».

3 Il s’agit de : jardinier, maçon, homme de lettres, artiste peintre, hôtelier, métallurgiste, fondeur, boucher, sténographe, menuisier, médecin, industriel, brasseur, dessinateur, télégraphiste, libraire, monnayeur, ajusteur, ébéniste, papetier, fumiste, imprimeur, verrier, surveillant, infirmier, correcteur.

4 Sur ces militants, voir Cédric Weis, Jeanne Alexandre, une pacifiste intégrale, Angers, PUA, 2005, et Jean Maitron, Paul Delesalle, Paris, Fayard, 1985 [1952]. Les dossiers de police sur Delesalle (Archives nationales 19940440/116) et Halbwachs (AN 19940451/27) ne mentionnent pas leur activité au sein de la 6e section de la Seine. Les archives Delesalle contiennent de nombreuses cartes d’adhérents, mais pas de la SFIO de cette période (IFHS 14 AS/53/TER).

5 Les sujets de discussion figurent aussi le plus souvent dans les convocations publiées par L’Humanité le jour des réunions.

6 Ce compte rendu sur une feuille volante insérée dans un carnet est malheureusement incomplet.

7 Georges Haupt (dir.), Histoire de la IIe Internationale, tome 22, Genève, Minkoff reprint, 1980, p. 56-57. André Bruckère (1880-1919, de son vrai nom Savouré), était régulièrement délégué aux congrès de la SFIO. Il fut guesdiste, puis hervéiste. Voir ma notice sur Bruckère dans le Maitron : <maitron.fr/spip.php?article183034>.

8 Ce texte est publié en première page de L’Humanité le 26 novembre 1912.

9 Jean Bon (1872-1944), employé à la préfecture de la Seine, fut élu député en mai 1914 par une circonscription de banlieue parisienne.

10 Qui forment à l’époque en France le Comité d’action internationale, bientôt renommé Comité pour la reprise des relations internationales (voir mon livre Militants contre la guerre 1914-1918, Paris, Spartacus, 2014).

11 Rapport du 5 décembre 1915 (AN 19940434/464). L’Humanité du jour annonce : « Causerie par le camarade Bon », sans en préciser le sujet (n° 4248, p. 4). Il s’agit de la brochure Les Socialistes et la guerre, d’abord publiée par Rakovski puis rééditée clandestinement en France en octobre 1915.

12 1915 selon la notice du Maitron écrite par Éric Nadaud ; 1916 selon le carnet manuscrit, mais sans qu’une date précise ne soit indiquée. Son dossier de police ne contient rien sur son activité au sein de la 6e section (AN 19940488/92).

13 « L’Activité de la Minorité », Le Bonnet rouge n° 870, daté du 26 août 1916 [mais paru en fait l’après-midi du 25, s’agissant d’un journal du soir], p. 2, et « Communications », L’Humanité n° 5014, 26 août 1916, p. 4. Un rapport d’informateur de police sur cette réunion du 26 août figure dans le dossier de police de Leriche (27 août 1916, 2 pages, AN 19940459/216).

14 Archives Jean Zyromski, Centre d’histoire sociale du XXe siècle, carton 2. On apprend incidemment que Zyromski est à l’été 1916 secrétaire-adjoint de la section.