19 juin 2009

Deux lettres inédites de Simone Weil

 « Deux lettres inédites de Simone Weil », article paru dans les Cahiers Simone Weil, tome XXXII n° 2, juin 2009 : 

Ces deux lettres inédites de Simone Weil ont été écrites dans les années 1930 à René Lefeuvre. Tous deux s’étaient connus dans le cadre du Cercle communiste démocratique (groupement marxiste anti-stalinien, fondé par Boris Souvarine et d’autres communistes dissidents1), auquel ils participaient.

René Lefeuvre (1902-1988), fut maçon, puis employé, et enfin – après avoir connu des périodes de chômage – correcteur. Engagé dans le mouvement ouvrier révolutionnaire, il créa les revues Masses et Spartacus, et devint éditeur en créant en 1936 les éditions Spartacus. Il publia de nombreux textes révolutionnaires, en particulier de Rosa Luxemburg, et plus largement des courants d’extrême gauche les plus critiques envers l’URSS et le léninisme (principalement marxistes, et dans une moindre mesure libertaires).

Il existe au début des années 1930 de nombreuses affinités politiques entre Lefeuvre et Weil : outre leur participation aux réunions du Cercle communiste démocratique, tous deux s’inscrivent alors dans le courant de la gauche qui analyse l’URSS comme étant un capitalisme d’État – Lefeuvre publiera d’ailleurs aux éditions Spartacus plusieurs auteurs de ce courant : outre Souvarine et lui-même, on peut citer par exemple Victor Serge et Anton Ciliga.

Ils étaient également tous deux syndicalistes, et proches des animateurs de la revue La Révolution prolétarienne.

La revue Masses était un mensuel politique et culturel dirigé par René Lefeuvre. Il est question dans la première lettre de la deuxième série de Masses, qui est parue de janvier 1933 à août 1934. Simone Weil n’y écrira pas2, mais ses articles dans La Critique sociale – revue dirigée par Souvarine, et liée au Cercle communiste démocratique – rejoignent les orientations de Masses ; on pense particulièrement au texte favorable à Rosa Luxemburg3.

Entre les deux lettres, Simone Weil passe du vouvoiement au tutoiement. Cela laisse supposer des rencontres régulières ainsi qu’une proximité politique « entre camarades ». En effet, René Lefeuvre et Simone Weil aidaient tous deux des réfugiés allemands fuyant le nazisme, en particulier des militants du SAP (Sozialistische ArbeiterPartei, socialiste révolutionnaire) en exil, tant pour leur trouver un logement que – concernant Lefeuvre – pour l’édition de leur journal qui était clandestinement diffusé en Allemagne.

Daniel Guérin rapporte qu’en 1933, Simone Weil était présente lors d’une réunion organisée à Paris chez René Lefeuvre, réunissant des militants marxistes allemands exilés (en particulier du SAP et du KPD-O), autrement dit « le ban et l’arrière-ban de l’émigration politique indépendante, c’est-à-dire qui n’avait été inféodée ni au stalinisme ni aux dirigeants social-démocrates. » Etaient également présents quelques militants français, comme Marceau Pivert, ainsi donc que Guérin, Lefeuvre et Weil4.

Au cours de l’année 1934, le Cercle communiste démocratique cessa progressivement d’exister, et se divisa grosso modo entre d’un côté ceux qui rejoignirent ou créèrent des courants révolutionnaires au sein de la SFIO (Parti socialiste) ou des Jeunesses Socialistes ; et de l’autre ceux qui furent impliqués à un niveau ou un autre dans la rupture entre Boris Souvarine et sa compagne Colette Peignot (alias Laure). Lefeuvre fait partie de la première catégorie, Weil de la seconde. Contrairement à lui, elle s’éloigna du mouvement ouvrier organisé.

Même si René Lefeuvre et Simone Weil ont partagé le même enthousiasme pour la grève générale spontanée de mai-juin 1936, puis pour la révolution espagnole, leurs relations se sont distendues par la suite. Après que René Lefeuvre ait annoncé son homosexualité à Simone Weil, il ne fut plus invité chez les parents de cette dernière, rue Auguste-Comte5.

René Lefeuvre fut mobilisé en 1939 : il n’eut plus l’occasion de voir Simone Weil. Fait prisonnier en 1940, il resta détenu dans un stalag du nord de l’Allemagne jusqu’en 1945. Il a continué d’animer les éditions Spartacus jusqu’à sa mort, en 1988. C’est dans les archives de ces éditions que j’ai trouvé ces lettres. 

Julien Chuzeville.


La première lettre est écrite début 1933 ; elle porte au crayon une mention de René Lefeuvre « Répondu le 25 avril 1933 » :


Cher camarade


Excusez-moi de n’avoir pas répondu plus tôt.

Une erreur dans l’adresse m’a fait recevoir Masses avec 8 jours de retard.

Votre revue est jeune et sympathique.

Quant à collaborer, je ne puis, vu mon peu de loisirs, promettre de copie.

Mais quand j’aurai écrit quelque chose qui me satisfasse à peu près et puisse convenir à votre revue, je ne vois aucun inconvénient à vous l’envoyer.

Les idées ne me manquent pas, mais le temps de les formuler clairement.

Au reste il faudrait que je sache à peu près ce qu’est votre revue (rédaction, public, etc.).

On pourra se donner rendez-vous un jeudi.


Fraternellement à vous

S. Weil.

P.S. Mon adresse ordinaire est : 34 rue de Preuilly – (Auxerre) – Yonne –



Il est plus difficile de dater cette seconde lettre. Elle a probablement été écrite dans une période comprise entre l’été 1933 et l’été 1935 :


Je t’envoie un jeune Allemand que je ne connais pas du tout – 21 ans – non politiquement organisé (et totalement ignorant de la vie politique, syndicale, etc. d’Allemagne). Dit avoir quitté l’Allemagne pour des motifs « plutôt personnels que politiques » et pourtant ne pas pouvoir y rentrer. Tout ça donne lieu d’être prudent, tu comprends ? Mais enfin vois si tu peux lui donner des vieilles chaussures ou quelque chose comme ça... Si tu peux le mettre en rapports avec des camarades qui ne risquent pas d’être compromis, fais-le.

À part ça, que deviens-tu ?

Amicalement

S. W.

1 Sur Boris Souvarine, voir cet article qui contient de larges extraits de textes du Cercle communiste démocratique : « Les Vies de Boris Souvarine », Critique sociale n° 2, novembre 2008 (<www.critique-sociale.info>).

2 Simone Pétrement, La Vie de Simone Weil, Fayard, 1973, tome I, p. 367.

3 La Critique sociale n° 10, novembre 1933.

4 Daniel Guérin, Front populaire, révolution manquée, Maspero, 1976, p. 58-60.

5 René Lefeuvre, manifestement marqué par cette anecdote, la racontait régulièrement. Elle m’a été rapportée par plusieurs de ses amis, dans le cadre de la préparation du documentaire qui lui est consacré.