[Texte présenté au colloque « Le Parti communiste français dans une perspective transnationale », 25-27 mai 2016 à l’université de Dijon, version différente parue dans l’ouvrage collectif Le PCF, un parti global, Éditions universitaires de Dijon, 2019.]
La première section en France de l’Internationale communiste (IC) fut dès avril 1919, bien avant la création en décembre 1920 de la Section française de l’Internationale communiste (SFIC), le Comité pour la reprise des relations internationales (CRRI), qui était rattaché pendant la guerre au mouvement zimmerwaldien international. Le CRRI changea de nom en mai 1919 pour devenir le Comité de la 3e Internationale (C3I), courant notamment animé par Fernand Loriot, Alfred Rosmer, Pierre Monatte et Boris Souvarine – qui seront tous des opposants à la « bolchevisation » dès 1924, puis des révolutionnaires anti-staliniens.
Il est fréquent que ne soit traitée que la question des rapports du C3I avec les bolcheviks, en négligeant les autres organisations et courants membres de l’IC avec lesquels des relations existaient pourtant. Je ne traiterai ici que de la gauche communiste germano-hollandaise, laissant donc de côté la question des rapports des fondateurs de la SFIC avec la gauche communiste italienne d’Amadeo Bordiga, la gauche communiste britannique notamment représentée par Sylvia Pankhurst, ou encore la gauche communiste russe (minoritaire au sein du parti bolchevik, de Sapronov à Miasnikov, en passant par Kollontaï et Chliapnikov), puisqu’il s’agit de courants parfois très différents et dont la réception mériterait des études spécifiques.
Les relations entre les partis et militants adhérant à l’IC à partir de 1919 venaient au départ de leur appartenance commune au mouvement de Zimmerwald, où les bolcheviks ne parvinrent qu’à jouer un rôle de second plan. Néanmoins, les militants du CRRI n’avaient, pour des raisons matérielles, pas eu plus de contacts avec les zimmerwaldiens de Hollande et d’Allemagne – du fait de la barrière de la langue et de la difficulté de communiquer par-delà les tranchées. Le CRRI avait surtout entretenu des contacts avec le Parti socialiste italien.
Revenons brièvement sur l’émergence de ce courant spécifique qu’est la gauche germano-hollandaise. Aux Pays-Bas, au début des années 1900 s’était développée au sein du Parti ouvrier social-démocrate (le SDAP) une aile gauche marxiste autour de la revue De Tribune créée en 1907, d’où l’appellation de « tribunisme » pour désigner ce courant et de « tribunistes » pour ses partisans. En février 1909, le congrès du SDAP vota la suppression de De Tribune et l’exclusion de trois de ses rédacteurs, puis en mars fut votée l’exclusion de toute sa rédaction. En conséquence, un Parti social-démocrate (SDP) était fondé par les tribunistes, qui fut accepté en 1910 au sein de la Deuxième Internationale1. Ce courant existait donc déjà dans le socialisme international d’avant 1914, tout en étant néanmoins très peu connu au sein du Parti socialiste en France, la SFIO. Les liens étaient par contre étroits avec la gauche marxiste en Allemagne, Anton Pannekoek étant même simultanément adhérent du SDP et du SPD. Après avoir participé au mouvement zimmerwaldien pendant la guerre, le SDP – bien que traversé de courants différents – se transforme en novembre 1918 en Parti communiste de Hollande (PCH, Communistische Partij Holland). La gauche hollandaise s’affirme comme une importante minorité au sein du PCH, notamment représentée par Herman Gorter et Pannekoek. Elle se caractérise par plusieurs points essentiels : un internationalisme radical, l’abstention lors des élections, et le rejet des syndicats considérés comme inadaptés voire nuisibles pour la révolution sociale. Enfin, ils mettent l’accent sur le rôle des conseils ouvriers davantage que sur le parti, ce qui aboutira à qualifier ce courant de « communisme des conseils » (ou « conseillisme ») par opposition au « communisme de parti » – mais ce dernier aspect va peu apparaître à l’époque.
Le 28 septembre 1919, le Comité exécutif de l’IC décide la mise en place d’un bureau à Amsterdam, qui est dirigé par des militants du PCH. Des lettres sont échangées par ces derniers avec Loriot et Souvarine au nom du C3I, mais seule une petite partie de ces correspondances a été conservée. En février 1920 paraît en trois langues (allemand, anglais et français) le premier numéro du Bulletin du Bureau provisoire d’Amsterdam de l’Internationale communiste. Le bureau provisoire organise une conférence internationale à Amsterdam du 3 au 8 février 1920, mais aucun délégué n’est présent pour la France (Loriot et Souvarine font cependant parvenir une lettre de sympathie qui est lue en séance2). C’est à cette conférence qu’est officiellement constitué le Bureau d’Amsterdam. Son organe change de nom pour devenir au deuxième numéro le Bulletin du Bureau auxiliaire d’Amsterdam de l’Internationale communiste. Plusieurs des articles qui y sont publiés sont repris par la presse des militants du C3I en France. Sur l’année 1920, le Bulletin communiste publie cinq textes du Bureau d’Amsterdam, représenté par son comité exécutif constitué de David Wijnkoop, Henriette Roland Holst et Sebald Rutgers. L’un de ces textes proclame qu’« il n’y a pas de révolution russe, anglaise, française, italienne ou espagnole. Il n’y a qu’une seule révolution sociale », puis se conclut par un appel à « la révolution mondiale, la république universelle des soviets », formulation qui est cependant assez courante à l’époque au sein des divers mouvements communistes3. Par ailleurs, La Vie ouvrière publie de son côté deux textes du Bureau d’Amsterdam4, et six articles d’Henriette Roland Holst paraissent dans le Bulletin communiste entre mars et août 19205. Le Bulletin communiste publie aussi deux courts articles de Herman Gorter : l’un, intitulé « La révolution universelle », où il souhaite la constitution prochaine d’un « soviet central des ouvriers du monde entier »6. L’autre, sur la même thématique, où il affirme que « l’union universelle du prolétariat est un fait accompli »7. Deux articles de Pannekoek sont publiés, le premier étant précédé d’un chapeau qui présente l’auteur comme « un des meilleurs théoriciens du socialisme international. » Critiquant la façon dont le socialiste autrichien Otto Bauer parle du concept de socialisation, Pannekoek écrit que « cette socialisation remplace le capitalisme privé par le capitalisme d’État […]. Pour les travailleurs, il y aura peu de choses de changé […]. L’exploitation demeure exactement comme autrefois. »8 Il n’y a aucune critique des bolcheviks dans ce texte, mais il est intéressant de constater que Pannekoek emploiera la même grille d’analyse quelques années plus tard pour parler de l’URSS.
Sur une période très courte, il y a donc par le biais de la presse militante une connaissance de ce courant en France. Il y a aussi des rapports directs, puisqu’en février 1920 Henriette Roland Holst prend la parole lors du Congrès de Strasbourg de la SFIO, au nom du Parti communiste de Hollande et du Bureau d’Amsterdam. Elle lit d’abord un appel au ralliement à l’Internationale communiste, puis ajoute que « la révolution triomphera comme révolution internationale, ou bien elle ne triomphera pas ». Elle rend également un hommage appuyé à Loriot et au C3I9. Juste après le Congrès de Strasbourg, les deux principaux dirigeants du C3I, Fernand Loriot et Boris Souvarine, vont avoir un contact direct avec des militants de la gauche allemande, puisqu’ils se rendent à Berlin en mars 1920 et y rencontrent notamment quatre militants communistes de gauche, membres de l’opposition exclue quelques mois plus tôt du KPD, qui participeront peu après à la création du Parti communiste ouvrier d’Allemagne (KAPD). Selon Souvarine, « la scission du Parti communiste allemand est un des événements les plus douloureux qu’un communiste puisse constater. » Il désigne curieusement le courant de gauche comme « l’opposition syndicalo-communiste », puis signale son antiparlementarisme mais considère qu’il y a un désaccord entre eux pour savoir s’il s’agit d’une question de principe ou d’opportunité. L’important pour Souvarine reste de « rétablir l’unité entre les deux fractions communistes », ce que n’excluent d’ailleurs pas ses interlocuteurs. Mais d’un point de vue théorique, la rencontre ne paraît guère avoir été fructueuse10.
Le 5 mai 1920, intervient une rupture : la dissolution du Bureau d’Amsterdam par décision de Moscou, en raison d’orientations politiques divergentes de celles des dirigeants bolcheviks11. La surprise est complète en Europe de l’ouest, Wijnkoop dira même avoir appris cette dissolution « par un journal bourgeois »12. Souvarine écrit alors au Bureau d’Amsterdam en s’opposant à cette décision, dont les motifs lui « semblent erronés […]. quant au procédé employé, consistant à prendre une telle décision en prenant l’Univers à témoin, comme s’il s’agissait d’exécuter des traîtres, je ne saurais trop le blâmer. […] Cette aventure est déplorable. »13 Souvarine est emprisonné peu après (le 17 mai), toutefois en juin il écrit de prison qu’il « espère que le bureau d’Amsterdam sera représenté au grand congrès du 15 juillet », c’est-à-dire le deuxième congrès de l’IC : son soutien se maintient donc, mais en vain14. Le 17 mai, le premier point à l’ordre du jour de la Commission exécutive du C3I est : « L’annulation du mandat du bureau d’Amsterdam », mais on ne dispose malheureusement pas d’un compte rendu de cette réunion15. Quelques semaines plus tard, Léon Trotski décrit l’IC comme « une organisation internationale autonome », ce qui ne correspond donc déjà plus à la réalité16. Cette dissolution du Bureau d’Amsterdam est en effet un moment important de l’histoire de l’Internationale communiste, comme manifestation précoce d’une méthode autoritaire affirmant la volonté d’hégémonie des bolcheviks sur « leur » Internationale. Dès mai 1920, ils imposent concrètement le fait qu’il ne peut exister qu’un seul centre politique, le leur, au sein de l’IC. Peu après, la publication de la brochure de Lénine contre « le gauchisme », notamment dirigée contre la gauche germano-hollandaise, va marquer une nouvelle condamnation.
L’ouvrage de Lénine La Maladie infantile du communisme paraît initialement en juin-juillet 1920 en Russie, pour pouvoir être remis aux délégués qui prennent part au deuxième congrès de l’IC. Ce livre contient une critique violente des gauches communistes, puisque Lénine appelle à leur « liquidation » et à l’« élimination complète » de leurs « erreurs »17. Le texte est daté du 27 avril 1920, ce qui signifie que la dissolution du Bureau d’Amsterdam quelques jours plus tard est déjà pour Lénine une conclusion pratique de l’analyse du livre, avant même sa publication18.
Le livre paraît en France à la fin de l’année 1920 : il est alors lu au prisme de la situation et des préoccupations dans le pays. La Vie ouvrière rappelle lors de sa parution en décembre 1920 qu’« en France, il n’y a pas encore de parti communiste, à plus forte raison de communisme de gauche. » Pour eux, l’essentiel est de dire que « c’est dans ce livre que Lénine a déclaré que le devoir des communistes était de lutter au sein des syndicats réactionnaires, de travailler partout où les masses ouvrières sont groupées »19. Cette façon de voir coïncide avec l’orientation des Comités syndicalistes révolutionnaires (CSR) qui militent alors au sein de la CGT en y défendant leur propre orientation, en rejetant donc la perspective de la scission. Un article ultérieur l’affirme explicitement : « sur la nécessité de lutter au sein des vieux syndicats […] nous nous rencontrons en plein accord avec Lénine. »20 Dans le Bulletin communiste, Jacques Mesnil publie en 1921 une note de lecture favorable au livre de Lénine, en résumant ainsi sa pensée : « Selon Lénine, il ne faut négliger aucun champ d’action […]. Tous les moyens peuvent être bons ou mauvais selon les circonstances. » Néanmoins, en conclusion un avertissement apparaît : « Les méthodes de Lénine entre les mains du premier venu pourraient donner les résultats les plus déplorables. Il ne faut pas l’imiter servilement »21. Au même moment, Souvarine rend compte de façon positive du livre dans L’Humanité, considérant que Lénine « montre la nécessité de ne délaisser aucun terrain de lutte […]. Il enseigne que les communistes doivent garder le contact des masses prolétaires ». Tout en se rangeant donc du côté de Lénine dans la polémique, Souvarine mentionne néanmoins Roland Holst, Pannekoek et Gorter comme étant des « théoriciens de grande valeur »22. Pourtant, David Wijnkoop, qui dirige alors le PCH, s’est nettement désolidarisé d’eux dès le 30 juin 1920 par une lettre à Lénine, à la suite de la lecture de La Maladie infantile du communisme23. Dans les 21 conditions d’admission à l’IC adoptées par le deuxième congrès tenu à l’été 1920, les positions des gauches communistes sont nettement désavouées puisqu’il est fait obligation de « poursuivre une propagande […] au sein des syndicats », et que le texte se prononce pour la participation parlementaire24. Un autre document adopté par ce congrès énonce que l’antiparlementarisme n’est « qu’une doctrine enfantine et naïve »25, ce qui n’est pas vraiment une façon d’entretenir le débat respectueux entre communistes d’avis différents.
Dans les mois qui suivent le congrès, les réponses de Gorter comme de Pannekoek à la critique de Lénine ne sont pas traduites en français. En janvier 1921, Henriette Roland Holst écrit à ce sujet à Souvarine : « ne vous semble-t-il pas qu’il serait désirable également de donner les arguments principaux des communistes de gauche ? Vous n’ignorez pas, je suppose, la "Lettre ouverte" de Gorter, ni la brochure de Pannekoek. Si le Bulletin [communiste] ne peut les publier intégralement, ne pourrait-il, au moins, en donner un compte-rendu ? » Elle ajoute que « l’existence d’une opposition » à l’intérieur de l’IC est « absolument nécessaire au développement sain du communisme. »26 Souvarine, encore emprisonné à cette date, ne donna pas suite à ces suggestions de publication. La Lettre ouverte à Lénine de Gorter, où il écrit notamment que « les ouvriers d’Europe de l’Ouest doivent en premier lieu agir par eux-mêmes, non par l’intermédiaire des chefs »27, ne fut éditée en français qu’en 1930 ; et la brochure de Pannekoek, Révolution mondiale et tactique communiste, seulement en 196928. Par contre, une réfutation de Gorter par Trotski est publiée en août 1921 par le Bulletin communiste29, ce qui montre de façon frappante la façon dont ce débat est accessible – ou plutôt inaccessible – pour les lecteurs francophones à l’époque.
En 1921, le Bulletin communiste publie encore deux articles d’Henriette Roland Holst : dans l’un, elle considère que « ceux qui aujourd’hui s’intitulent "marxistes révolutionnaires" donnent une importance nouvelle à l’activité spontanée de l’homme, à ses qualités morales et spirituelles, à des forces de compréhension, de volonté et d’amour, en tant que forces réelles tendant à la transformation sociale, à l’élévation de l’humanité. » Elle pointe également l’« erreur selon laquelle la libération viendrait d’en haut »30. On voit donc qu’on est très loin des pratiques des bolcheviks au même moment. Mais en 1922, ce courant a totalement disparu de l’hebdomadaire du PC. Il faut dire que Gorter et Pannekoek ne sont alors plus membres de l’IC.
Le Parti communiste ouvrier d’Allemagne (KAPD) est fondé les 4 et 5 avril 1920. Bien que comprenant initialement des courants très différents, sa majorité – notamment à Berlin – était influencée par les conceptions de la gauche communiste hollandaise, notamment par Gorter et Pannekoek. Le KAPD vota son adhésion à l’IC, mais n’y fut considéré que comme « parti sympathisant »31. Dans La Vie ouvrière, en juillet 1920, une courte note sur « le développement du KAPD », non-signée, donne quelques renseignements sur son implantation en Allemagne mais pas sur les divergences avec le KPD32. En novembre, un article d’Antoine Ker revient de façon détaillée sur les différents courants communistes en Allemagne, rappelant que les militants du KAPD sont « des antiparlementaires intransigeants qui s’abstiennent de toute participation aux élections locales ou générales ». L’hebdomadaire des syndicalistes révolutionnaires estime aussi que le KAPD « proclame comme indispensable la destruction » des syndicats, il est donc logique que La Vie ouvrière préfère la politique du KPD qui refuse de « sortir des syndicats » et donc de « perdre le contact avec la masse »33. Dans un article daté de mai 1921, Alfred Rosmer espère que le troisième congrès de l’IC demandera au KAPD « de travailler cordialement avec le VKPD, ce qui reste la meilleure préparation à une fusion ultérieure. »34 Dès novembre 1920, le Bulletin communiste, publiant un texte de Paul Levi critiquant l’attitude prise par le KPD en mars 1920, ajoutait que « la critique publique des fautes du Comité central du Parti communiste allemand [KPD] ne pourra que faciliter aux membres du Parti ouvrier communiste allemand [KAPD] la fusion avec nos camarades au sein d’un Parti communiste unique. »35
Lors du Troisième Congrès de l’Internationale communiste, à l’été 1921, le KAPD est représenté et fait l’objet d’un débat, afin de déterminer s’il peut rester parti sympathisant de l’IC. Non seulement aucun militant de la SFIC n’y prend part, mais l’un de ses délégués, André Morizet, parlera non pas du contenu de ces débats mais de la terrasse à l’extérieur de la salle du congrès : « Nous y allions faire les cent pas lorsque s’éternisaient les discussions entre les terribles fractions communistes allemandes, le KPD et le VKPD. »36 Remarque caractéristique d’un désintérêt ou d’une incompréhension de ce débat, tout comme est significative son erreur : KPD et VKPD sont deux appellations de la même organisation, il s’agit en réalité bien des débats entre KPD et KAPD. Cachin lui aussi montrera que l’enjeu de ces débats lui a échappé en parlant « des anarchistes allemands du KAPD »37. En définitive, le Troisième Congrès de l’IC exige du KAPD qu’il réintègre sans condition le KPD, sous peine d’exclusion de l’IC. Le 31 juillet 1921, le KAPD refuse cet ultimatum, rompant avec l’IC et appelant à « la construction d’une Internationale communiste ouvrière »38. Simultanément, au cours de l’année 1921, une partie des partisans de la gauche communiste sont exclus du PCH, d’autres démissionnent (dont Pannekoek), ce qui aboutit à la création le 4 septembre 1921 du Parti communiste ouvrier des Pays-Bas (KAPN). Moins d’un an après la création de la SFIC, la gauche germano-hollandaise était donc désormais hors de l’Internationale communiste. Le 14 septembre 1921, le congrès du KAPD décidait de créer un bureau international, dont était membre Gorter, qui agissait au nom de l’Internationale communiste ouvrière, dont la conférence constitutive se tint en avril 192239. Mais cette petite structure n’a pas de relais en France et y est très largement méconnue.
Cependant, certains contacts furent maintenus au cours des années suivantes. En novembre 1924, Monatte et Rosmer envoient un exemplaire de leur brochure d’opposition à la « bolchevisation » à Henriette Roland Holst, qui en réponse les félicite pour leur « courageuse initiative » et joint une souscription40. Roland Holst publiera par la suite des articles dans les revues des communistes oppositionnels : La Révolution prolétarienne de Monatte41, et le Bulletin communiste de Souvarine42.
Les partis communistes d’Allemagne et de Pologne, tous deux fondés en décembre 1918, reprenaient parfois des critiques de Rosa Luxemburg contre Lénine, concernant le centralisme excessif et le manque de démocratie, et ce jusqu’en 192443. Mais, dans le cadre du fonctionnement bilatéral au sein de l’IC – entre chaque parti et la direction bolchevique –, ce qui ne correspond pas à ce qu’est une Internationale, les militants du PC en France n’eurent pas connaissance de ces critiques. Avant même la fondation de l’IC, la direction bolchevique considérait qu’« en Allemagne, le problème était épineux. Un noyau communiste s’y était formé, mais Ilitch [Lénine] en redoutait une opposition à ses plans. »44 Ces oppositions étaient cependant peu ou pas connues en France, et lorsqu’à la fin de 1921 la brochure posthume de Rosa Luxemburg, La Révolution russe, est publiée, l’IC fait tout pour tenter de discréditer le texte, et sa publication en France par la SFIO n’en facilite pas la réception du côté communiste. Néanmoins, au fil des années la critique de Luxemburg sera citée à de nombreuses reprises, le principal passage d’opposition aux bolcheviks étant par exemple repris comme éditorial par La Révolution prolétarienne en 192845.
Certaines analyses ultérieures peuvent également être rapprochées. Loriot et Pannekoek, tout deux se revendiquant toujours du communisme, mais d’un autre communisme que celui des bolcheviks, ont fourni respectivement en 1928 et 1938 des analyses qui convergent sur plusieurs points importants. Se revendiquant de Marx contre le léninisme, Loriot écrit que les « caractéristiques essentielles » de l’économie russe sont « celles d’une économie capitaliste et non d’une économie socialiste. » Il s’oppose aussi nettement à « la dictature du Parti communiste sur le prolétariat »46. Pour Pannekoek, « un système de capitalisme d’État prit définitivement corps en Russie, non en déviant par rapport aux principes établis par Lénine […] mais en s’y conformant. Une nouvelle classe avait surgi, la bureaucratie, qui domine et exploite le prolétariat. »47 Et il écrit plus loin : « Lénine a toujours ignoré […] ce qu’est le marxisme réel. […] On ne peut reprocher au bolchevisme russe d’avoir abandonné le marxisme, pour cette bonne raison qu’il n’a jamais été marxiste. »48
Avec le recul, on peut observer que les échanges entre les militants du C3I et la gauche germano-hollandaise furent fondamentalement entravés puis interrompus par des interventions extérieures : répression en Allemagne, et surtout condamnation par les bolcheviks. Il est vrai qu’il y avait des temporalités différentes, le Parti communiste de Hollande et le Parti communiste d’Allemagne étant créés dès 1918, avant même la création de l’IC. Il y avait aussi des expériences différentes : la révolution allemande, les conseils ouvriers, n’ayant pas eu d’équivalent en France à l’époque.
Sur la question des syndicats, le désaccord était net, quasiment tous les leaders du C3I étant des syndicalistes révolutionnaires. S’agissant des élections, la situation était différente : aucun des dirigeants du C3I n’était député ni ne souhaitait l’être, le parlementarisme étant pour eux au mieux secondaire. Néanmoins, les événements leur firent utiliser des élections comme tribunes politiques. Pendant leur emprisonnement pour un prétendu « complot » en 1920-1921, Loriot et Souvarine se laissèrent convaincre de se présenter au nom de la SFIC lors d’élections législatives partielles afin de faire campagne pour leur libération. En 1922, Loriot participa à une campagne électorale illégale de Marthe Bigot, présentée par le PC pour protester contre les discriminations subies par les femmes. Les élections étaient dans ces deux cas utilisées comme moyens de populariser des causes précises. Les circonstances étaient donc défavorables à une réception positive de l’orientation de la gauche germano-hollandaise sur ces deux points.
L’étude plus globale des rapports entre le C3I et les différents communistes non-bolcheviks permettrait de réexaminer la diversité des potentialités qui coexistaient au sein du processus qui allait mener à la formation du Parti communiste en France, cette SFIC que le C3I avait travaillé à créer. Il y a eu au début de l’IC des incompréhensions, un malentendu sur la politique des bolcheviks, pas uniquement de la part des militants du C3I puisqu’il existait par exemple une importante part d’incompréhension entre la gauche germano-hollandaise et les bolcheviks. Loin de la vision simplificatrice d’un tête-à-tête avec les seuls bolcheviks, le C3I entretenait des contacts avec les autres courants communistes, qui n’avaient néanmoins pas les mêmes possibilités matérielles : le Bureau d’Amsterdam n’avait quasiment pas de fonds, et ne parvenait qu’à grand-peine à publier son bulletin. Dans la suprématie progressive de l’influence bolchevique sur le PC en France, sont donc notamment entrées en ligne de compte des questions matérielles très concrètes : par exemple, ils peuvent faire parvenir en grand nombre leurs textes traduits en français. Si l’adhésion à l’IC s’avéra par la suite signifier en pratique un ralliement au bolchevisme, ce n’était pas ainsi que les militants du CRRI concevaient les choses au moment de leur vote d’avril 1919, pensant rejoindre une Internationale rassemblant les militants et courants socialistes révolutionnaires, des différents pays et de différentes nuances.
Julien Chuzeville
1 Philippe Bourrinet, La Gauche communiste germano-hollandaise des origines à 1968, La Haye, 1998.
2 Séance du 4 février 1920 (RGASPI 497/1/1 et Bulletin du bureau auxiliaire d’Amsterdam de l’Internationale communiste n° 2, mars 1920, p. 3).
3 Comité exécutif du Bureau auxiliaire d’Amsterdam de la IIIe Internationale, « Pour la Révolution allemande », Bulletin communiste n° 3, 1er avril 1920, p. 4 (texte écrit à la suite de la mise en échec du putsch de Kapp). Les autres textes sont : « Réponse aux reconstructeurs anglais » (n° 5, 15 avril 1920) ; « Pour la paix avec la Russie ! Pour le 1er mai ! » (n° 6, 22 avril 1920) ; « Nouvelle offensive contre les Soviets : Appel aux ouvriers de tous les pays ! » (n° 8, 6 mai 1920) ; « Message des communistes européens au Comité de la 3e Internationale » (n° 12, 3 juin 1920 – ce texte, bien que non-daté, a manifestement été écrit après la dissolution officielle du Bureau d’Amsterdam).
4 « Les travailleurs des pays de l’Entente solidaires de la Révolution allemande » (La Vie ouvrière n° 48, 2 avril 1920), et « Une nouvelle offensive contre la Russie des soviets » (n° 52, 30 avril 1920).
5 « À la mémoire de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg », n° 1, 1er mars 1920 ; « L’orientation du mouvement ouvrier au commencement de 1920 » (Bulletin communiste n° 4, 8 avril 1920) ; « La Pologne et la Russie », n° 14 et 15, 17 juin et 24 juin 1920 ; « Le faux complot. Aux membres du Comité de la IIIe Internationale », n° 17, 8 juillet 1920 (Roland Holst précise que le « Bureau d’Amsterdam n’a jamais envoyé de fonds en France ») ; « Le militarisme & la lutte de classes », n° 19-20, 22 juillet 1920 ; « Les Bolcheviks et leur activité », n° 22, 5 août 1920.
6 Bulletin communiste n° 12, 3 juin 1920. Gorter, poète renommé, conclut avec enthousiasme : « Nous voyons déjà devant nous les soviets internationaux, précurseurs de la nouvelle humanité libre, de l’humanité communiste. »
7 « L’union universelle du prolétariat », Bulletin communiste n° 44-45, 25 novembre 1920.
8 Anton Pannekoek, « La socialisation », Bulletin communiste n° 8, 6 mai 1920, p. 8 (l’autre article est : « Un monde nouveau », n° 43, 18 novembre 1920).
9 Parti Socialiste (Section française de l’Internationale ouvrière), 17e Congrès national, tenu à Strasbourg les 25, 26, 27, 28 et 29 février 1920, compte-rendu sténographique, Paris, s.d. [1920], p. 132-139. Roland Holst s’adresse en particulier aux « chers camarades du Comité de la IIIe Internationale », en leur demandant de « continuer [leurs] efforts » (p. 139). Le Parti socialiste italien, également membre de l’IC, ne peut envoyer de délégués en raison du refus des passeports (p. 202).
10 Boris Souvarine, « La scission chez les communistes » et « L’opposition syndicalo-communiste », Le Journal du peuple n° 88 et 89, 28 et 29 mars 1920, p. 1. Des discussions ont également lieu avec des dirigeants du KPD et de l’USPD.
11 « La IIIe Internationale et le bureau d’Amsterdam », L’Humanité n° 5859, 8 mai 1920, p. 3. La dissolution intervint le 4 mai selon Pierre Broué (dir.), Du premier au deuxième congrès de l’Internationale communiste, EDI, 1979, p. 436.
12 Carnets de Marcel Cachin, tome II, CNRS, 1993, p. 581.
13 Lettre du 8 mai 1920 (archives du PCF 3MI6/1 séquence 5, et RGASPI 517/1/14). La surprise face à cette dissolution n’est pas spécifique aux militants de l’IC en France, puisque le 14 mai 1920 War Van Overstraeten du Parti communiste de Belgique écrit à Rutgers : « La nouvelle d’un différent entre le Bureau d’Amsterdam et l’Exécutif de Moscou nous est parvenue, mais sous une forme peu claire. » (RGASPI 497/2/6).
14 Lettre de Souvarine à Rutgers (RGASPI 497/1/11 ; la première page de la lettre se trouve dans le même dossier mais curieusement séparée des pages 2 et 3. Il n’y a pas de date précise, il est seulement écrit : « Paris, juin 1920, prison de la Santé »).
15 Le Journal du peuple n° 137, 17 mai 1920, p. 2.
16 « Pour le 2e congrès mondial », 22 juillet 1920, dans Léon Trotsky, Le Mouvement communiste en France (1919-1939), éditions de Minuit, 1967, p. 75.
17 La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), dans Lénine, Œuvres tome 31, Éditions sociales, 1961, p. 90 (cette édition, largement influencée encore par le stalinisme, souffre d’un appareil critique gravement défectueux et falsificateur).
18 Lénine ne semble pas vouloir revendiquer cette dissolution autoritaire, puisqu’il ne la mentionne pas dans l’annexe du livre datée du 12 mai 1920.
19 « La maladie infantile du Communisme », La Vie ouvrière n° 87, 31 décembre 1920, p. 2. Pourtant, Lénine critique en France l’« attitude d’une portion des anciens syndicalistes – qui reconnaissent également le système soviétique – envers les partis politiques et le parlementarisme » (Lénine, Œuvres tome 31, op. cit., p. 87).
20 « La maladie sénile du syndicalisme », La Vie ouvrière n° 93, 11 février 1921, p. 2 (la note vise avant tout Alphonse Merrheim, de la direction de la CGT, d’où le titre).
21 Jacques Mesnil, « Lénine. La Maladie infantile du Communisme », Bulletin communiste n° 10, 10 mars 1921, p. 163.
22 Varine [pseudonyme de Souvarine pendant son emprisonnement], « La maladie infantile du Communisme », L’Humanité n° 6144, 18 janvier 1921, p. 1. Le livre de Lénine est publié en France à 5000 exemplaires.
23 Lénine, Œuvres tome 31, op. cit., p. 116.
24 « Conditions d’admission des Partis dans l’Internationale Communiste », Bulletin communiste n° 38-39, 28 octobre 1920, p. 9-11 (conditions 9 et 11).
25 « Le Parti communiste et le parlementarisme », dans Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l’Internationale communiste, Librairie du travail, 1934, p. 68.
26 Lettre du 5 janvier 1921, copie dans les archives Souvarine de l’Institut d’histoire sociale (carton 16).
27 Herman Gorter, Réponse à Lénine (Lettre ouverte au camarade Lénine), Spartacus, 1979, p. 68. Il regrette qu’au sein de l’IC, « le communisme se trouve mis au service des partis, non les partis au service du communisme » (p. 85). Selon lui, il faut adopter « une tactique visant en premier lieu à émanciper l’esprit du prolétariat » (p. 97).
28 Serge Bricianer, Pannekoek et les conseils ouvriers, EDI, 1977, p. 157-237. La brochure de Pannekoek n’est pas à proprement parler une réponse puisqu’elle a été rédigée avant la parution du livre de Lénine ; abordant les mêmes sujets elle aurait néanmoins constitué une réponse en étant traduite et publiée ensuite.
29 N° 34, 18 août 1921 (« Réponse au camarade Gorter », discours prononcé au Comité exécutif de l’IC le 24 novembre 1920). Relativement peu fraternel, Trotski déclare notamment que « Gorter ne parle qu’au nom d’un petit groupe » (p. 564). L’IC disposait pourtant d’une version française du discours de Gorter auquel Trotski répondait, sa non-publication n’avait donc qu’une motivation politique et pas matérielle (il faut dire que Gorter critiquait notamment ce qu’il appelait « l’opportunisme de la IIIe Internationale », RGASPI 495/1/21).
30 « Le nouveau socialisme et l’action des masses », Bulletin communiste n° 15, 14 avril 1921, p. 237 et 239 (l’autre article est : « Karl Marx », n° 18, 5 mai 1921).
31 Le congrès du KAPD d’août 1920 vote qu’il « rejette toute ingérence d’un organe permanent de l’Internationale communiste dans les affaires internes du parti » (Le Deuxième congrès du KAPD (1er-4 août 1920), traduit, présenté et autoédité par Philippe Bourrinet, 2014, p. 159 et 161-162).
32 La Vie ouvrière n° 64, 23 juillet 1920, p. 1.
33 O. Ker, « Les communistes allemands et les nouveaux courants syndicaux », La Vie ouvrière n° 82, 26 novembre 1920, p. 3. En conclusion, Ker souhaite que « le Parti communiste unifié d’Allemagne » puisse impulser une « deuxième révolution allemande » avec « les groupes autonomes syndicalistes et anarchistes ».
34 A. Rosmer, « L’importance et l’utilité du IIIe congrès de Moscou », La Vie ouvrière n° 113, 1er juillet 1921, p. 2-3 (l’article est daté du 10 mai 1921).
35 Bulletin communiste n° 44-45, 25 novembre 1920, p. 19-20. Dans ce texte de Levi daté du 16 mars 1920 apparaît déjà une préfiguration du Front unique : « à l’heure présente nous devons agir avec tous les autres (sans même en excepter les social-démocrates) ». Levi est par la suite exclu du KPD en avril 1921, quelques mois après avoir initié la pratique du Front unique par le KPD, alors qu’il ne sera adopté par l’IC qu’en décembre 1921.
36 André Morizet, Chez Lénine et Trotski, Moscou 1921, La Renaissance du livre, 1922, p. 46-47.
37 Manuscrit de Cachin non-daté, cité par Annie Kriegel, Aux origines du communisme français, 1914-1920, Mouton, 1964, p. 639.
38 Cité par Philippe Bourrinet, La Gauche communiste germano-hollandaise des origines à 1968, op. cit.
39 La scission du KAPD au même moment contribuait cependant à en limiter la portée.
40 Lettre du 9 décembre 1924 (archives Monatte, IFHS 14 AS/246b).
41 N° 46, 15 novembre 1927, et n° 47, 1er décembre 1927 (il s’agit de sa lettre de démission du PCH).
42 N° 16-17, janvier-mars 1927, et n° 22-23, octobre-novembre 1927.
43 Feliks Tych, « The KPD-KPP Political "Axis" against Zinoviev-Stalin in the Communist International (1919-1924) », dans Mikhail Narinsky et Jürgen Rojahn (dir.), Centre and Periphery, the History of the Comintern in the Light of New Documents, IISG, 1996. L’historien Ossip K. Flechtheim souligne que « la théorie de la bolchevisation découlait du rejet de la théorie luxemburgiste de la spontanéité » (Le Parti communiste allemand sous la République de Weimar, Maspero, 1972, p. 154). D’après Hermann Weber, « les conflits entre communisme démocratique et communisme bureaucratique sont une caractéristique essentielle de l’histoire du communisme, et les idées de Rosa Luxemburg y ont toujours joué un rôle important » (postface de l’ouvrage précédent, p. 297).
44 Témoignage de Jakob Reich (à l’époque connu comme le « camarade Thomas »), dans Jacques Freymond (dir.), Contributions à l’histoire du Comintern, Droz, 1965, p. 7.
45 Rosa Luxembourg, « La nécessité de la liberté », La Révolution prolétarienne n° 59, 1er juin 1928.
46 Fernand Loriot, Les Problèmes de la Révolution prolétarienne, Librairie du travail, 1928, p. 13 et 19. Il ajoute plus loin que « la dictature du parti communiste n’est pas la dictature du prolétariat » (p. 67).
47 Anton Pannekoek, Lénine philosophe [1938], Spartacus, 1970, p. 17-18. Son biographe qualifie la théorie politique de Pannekoek de marxisme « à la fois révolutionnaire et démocratique » (John Gerber, Anton Pannekoek and the Socialism of Worker’s Self-Emancipation, 1873-1960, Kluwer, 1989, p. XVI).
48 Anton Pannekoek, Lénine philosophe, op. cit., p. 103.